Intelligence artificielle : quel impact sur le monde du chiffre ?

Professeur de comptabilité et d’audit à Rennes School of Business
Professeur de comptabilité à Rennes School of Business

L’intelligence artificielle figure parmi les technologies qui changeront la profession comptable et le monde de l’audit selon l’Association of Chartered Certified Accountants (ACCA). Quelles seront les répercussions ? Comment s’y préparer ?

Lors du congrès annuel des professionnels de la comptabilité américains de 1958, une présentation en particulier a attiré l’attention de l’audience. C.L. Keenoy, vice-président à l’époque de la Cash Register Company, présentait une étude disruptive sur l’impact de l’automatisation de la fonction comptable 1. Quoiqu’il ne fut pas fait mention du terme d’intelligence artificielle, le cœur du sujet était la prise de machines intelligentes des rouages du monde comptable. L’article était considéré comme avant-gardiste pour son temps puisqu’il présageait le bouleversement technologique touchant le monde comptable et notamment l’avènement de l’intelligence artificielle. Cette dernière est considérée parmi les cinq technologies qui changeront la profession comptable et le monde de l’audit selon l’ACCA 2 (Association of Chartered Certified Accountants). Plusieurs études ont aussi montré que le monde comptable était parmi les terrains les plus propices au développement de cette technologie (Sutton, Holt and Arnold, 2016) 3.   

Le travail comptable consiste généralement en des tâches structurées, répétitives et réplicables, et souvent gourmandes en temps. Des tâches que depuis les années 1980 pouvaient être confiées à des ordinateurs au travers des programmes imitant l’expertise humaine et communément appelés systèmes experts. À la fin des années 1990, on parlait de systèmes experts intelligents.  

Aujourd’hui, le recours à l’intelligence artificielle semblerait ne plus être un choix, mais une réalité guidée par des impératifs d’innovation rapide et de concurrence rythmée par des obligations d’efficience, d’efficacité et d’économie. 

Comprendre et savoir intégrer cette technologie est une question cruciale pour l’évolution future de la profession et pour la définition des rôles et des responsabilités du professionnel du chiffre, de la tenue des comptes jusqu’à l’audit.

Intelligence artificielle et démystification

La Commission européenne dans sa stratégie pour une intelligence artificielle pour l’Europe avance la définition suivante : « L’intelligence artificielle, ou IA, désigne les technologies programmées pour analyser le monde qui les entoure et prendre des mesures pour atteindre des objectifs spécifiques » 4.  Une définition généraliste qui s’appliquerait à tout domaine. 

En termes plus simples, l’intelligence artificielle est un ou un ensemble de programmes informatiques capables d’imiter l’humain dans ses comportements et ses décisions pour la résolution de problèmes et l’exécution de tâches. L’IA a envahi nos quotidiens : dans nos smartphones (Siri, Ok Google), dans nos maisons (Alexa, etc.) dans nos voitures (voiture autonome), ce ne sont pas les exemples qui manquent. 

Passer de la pratique à la performance

Il y a 60 ans, dans le film 2001, l’Odyssée de l’espace, lorsque l’astronaute parlait au pilote système de contrôle intelligent de la navette spatiale, cela relevait de la pure science-fiction. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, la puissance technologique permet aux machines de « percevoir, de comprendre, d’agir et d’apprendre à des niveaux d’intelligence comparables à ceux des humains » 5, selon un rapport d’Accenture. « La maturité de l’IA est tout un art : comment passer de la pratique à la performance ? »

Le monde comptable, et de l’audit par extension, n’est pas étranger à cette révolution. Tout a commencé dans les années 1980 avec les systèmes experts, qui évolueront en systèmes experts « intelligents » (systèmes d’aide à la décision intelligents) 6. Parmi les plus populaires de l’époque, on cite à titre d’exemple Auditor, Audit Planner, CPAS et bien d’autres qui ont connu leur gloire dans les décennies 1980 et 1990.

IA et comptabilité, des applications sans limites

En juin 2022, pour être en avance par rapport à la concurrence, EY a annoncé un investissement massif de 1 milliard de dollars sur les quatre prochaines années dans les technologies d’audit « nouvelle génération » et les services liés en l’occurrence : l’intelligence artificielle et l’analyse massive des données. Le défi aujourd’hui est qu’avec la démocratisation de la technologie et le bourgeonnement de start-up de nouvelle génération très ouvertes sur le cloud et l’IA, les cabinets d’audit grands ou petits n’ont d’autre choix que de s’incliner devant cette nouvelle réalité et préparer l’audit 4.0 7. 

Ce qui caractérise notre ère est l’abondance de l’information à des quantités jamais vues auparavant (Volume) avec une immense Variété, et un traitement de cette information de plus en plus rapide et global (Vélocité) grâce aux avancées technologiques 8.  

Dans le monde comptable par exemple, le RPA (Robot Process Automation) prend de plus en plus d’espace dans le travail quotidien des professionnels du chiffre. Des start-up proposent des systèmes utilisant l’intelligence artificielle pour fluidifier le rapprochement bancaire (ce qui accélère par conséquent la clôture des comptes, d’où un gain de temps associé). D’autres proposent des solutions utilisant la reconnaissance optique des caractères (OCR : Optical Character Recognition), pour lire et enregistrer directement les factures dans les livres comptables, ou encore lire les termes des contrats et extraire les informations les plus pertinentes pour le rapprochement avec factures, stocks et autres documents. D’autres solutions se basent sur la technologie NLP (Natural Language Processing) qui permettrait de lire de longs documents et de faire un résumé des éléments les plus importants. Google démocratisera prochainement cette technologie dans sa suite bureautique Google docs.

Ce type de système intelligent permet aussi de faire des analyses financières prédictives à partir de milliers d’informations disponibles dans toutes les fonctions de l’entreprise : achats, comptabilité, stocks, etc. Le gain de temps et la fiabilité du livrable sont nettement meilleurs que si on se limitait aux capacités d’analyse humaines avec les outils classiques. 

L’IA dans la fonction audit

Quant à la fonction d’audit, l’intégration de l’intelligence artificielle dans les missions apporte plusieurs avantages. Un des principaux serait lié au fait que le système intelligent peut analyser toutes les données des livres comptables et détecter les transactions qui semblent sortir du lot pour investigation complémentaire. Ce qui fait que désormais les auditeurs seront capables de tester 100 % des transactions et de pouvoir coupler ces données avec d’autres sources d’information non structurées comme les courriels, les conversations de messagerie interne, les conférences de presse, les pages Web, etc.
L’IA déchargera les auditeurs de tâches gourmandes en temps pour que ces derniers puissent se concentrer davantage sur la révision, l’analyse, et sur des tâches nécessitant des jugements poussés sur des zones à haut risque. Conséquence, les auditeurs auront plus de temps à consacrer à leurs clients. 

L’investissement dans ces technologies, quoique démocratisé, reste encore cher. Les grands cabinets d’audit, ou Big Four 9, font exception avec des investissements conséquents pour améliorer leurs services. On cite, à titre d’exemple, GL.ai de PwC, qui est un programme permettant « d’analyser des milliards de points de données en quelques millisecondes, voir ce que les humains ne peuvent pas faire et faire preuve de jugement pour détecter les anomalies » 10, Deloitte et leur partenariat avec IBM (Maximo Center of Excellence) pour développer des solutions se basant sur l’IoT (Internet of Things) pour la gestion des actifs immobiliers en temps réel, ou encore l’écosystème KPMG ignition qui permet d’analyser des masses de données afin d’accélérer les prises de décision. 

Des expériences et des concepts en test sont en cours d’essai comme l’utilisation de drones pour le suivi de l’inventaire des stocks en se basant sur le traitement d’images (technologie IA) 11 par EY par exemple.

D’autres applications sont aussi en cours d’expérimentation dans les laboratoires de recherche et avec les auditeurs, telles que l’utilisation de la reconnaissance vocale lors des entretiens dans les enquêtes sur les fraudes. Les solutions intelligentes permettraient d’analyser les intonations de la voix et la détection de locutions spécifiques qui suggéreraient qu’il y a quelque chose de douteux. De même, des études similaires ont lieu pour analyser les traits des visages lors des enquêtes en utilisant la technologie de reconnaissance faciale.  

En conclusion, l’intelligence artificielle est là pour rester et il n’y a pas trop de choix que de s’adapter à cette réalité qui touche tous les secteurs. L’évolution technologique et la capacité de traitement des données ont permis d’accélérer l’intégration de l’IA dans les processus comptables et la façon dont les missions d’audit sont conduites désormais.  

L’IA se démocratise, soyons prêts !

D’un autre côté, l’apparition de start-up spécialisées dans l’IA « comptable » facilitera énormément le déploiement de cette technologie à une plus grande échelle ; une technologie qui jusque-là se déployait timidement en dehors des grands cabinets d’audit. 

Beaucoup peuvent croire que l’IA ne remplacera pas le travail du comptable ni celui des auditeurs, mais sera un tremplin facilitateur et un outil technologique puissant pour libérer le temps des auditeurs afin de leur permettre de se consacrer à des tâches à forte valeur ajoutée. Encore faut-il aujourd’hui que les institutions de formation des experts-comptables et des auditeurs soient au rendez-vous de l’histoire pour former des comptables à même de vivre en harmonie avec l’intelligence artificielle.

1. Keenoy, C. L. 1958. “The impact of automation on the field of accounting”. The Accounting Review 33 (2): 230–236.

2. https://www.accaglobal.com/uk/en/technical-activities/technical-resources-search/2013/may/technology-trends.html 

3. Sutton, S. G., M. Holt, and V. Arnold. 2016. ‘‘The reports of my death are greatly exaggerated—Artificial intelligence research in accounting. International Journal of Accounting Information Systems, 22: 60–73, d.”

4. https://digital-strategy.ec.europa.eu/fr/policies/artificial-intelligence 

5. https://www.accenture.com/fr-fr/insights/artificial-intelligence-summary-index

6. Les années 90 représentaient l’âge d’or des systèmes experts et l’apogée de l’IA. À partir des années 2000, l’IA entra dans ce qui fut communément appelé l’hiver (automne) de l’IA. Les attentes étaient très élevées avec une technologie qui ne suivait pas au même rythme. La reprise a vu le jour à partir des années 2010 pour voir l’IA comme on la connaît aujourd’hui.  

7. L’audit 4.0 s’inspire de l’industrie 4.0 et des technologies associées: IoT (Internet of Things), usines intelligentes, IoS (Internet of Services) pour accéder et analyser des informations financières et tout type d’information qui servira à la mission.  

8. Les 3 V de l’information : Volume, Vélocitéet Variété. 

9. Deloitte, KPMG, PwC et EY. 

10. https://www.pwc.com/gx/en/about/stories-from-across-the-world/harnessing-the-power-of-ai-to-transform-the-detection-of-fraud-and-error.html 

11. https://www.financialmirror.com/2017/10/18/technology-ey-scaling-the-use-of-drones-in-the-audit-process/ 

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