Enjeux et apports de la mise en place de la comptabilité d’hyperinflation au sein d’un groupe de sociétés

Diplômé d'expertise comptable

Début 2022, la Turquie a rejoint la liste des économies hyperinflationnistes. Les groupes disposant d’implantations dans ce pays ont de ce fait été confrontés à la problématique suivante : comment la comptabilité s’adapte-t-elle à un tel contexte économique pour continuer de rendre compte fidèlement du patrimoine et de la performance financière, en vue d’aider l’utilisateur des états financiers à prendre des décisions éclairées ?

De l’inflation à l’hyperinflation

L’inflation est une hausse durable et généralisée du prix des biens et services. On distingue généralement trois grandes sources d’inflation.

L’inflation par la monnaie, c’est-à-dire par un accroissement de la masse monétaire en circulation à un rythme plus élevé que celui de la production de biens et services (phénomène décrit par la théorie quantitative de la monnaie d’Irving Fisher).

L’inflation par la demande, qui explique que le niveau des prix constitue la variable d’ajustement lorsque la capacité de production de l’économie ne permet pas de répondre à un accroissement de la demande de biens et services. Ce concept keynésien d’« écart inflationniste » est typique des sorties de crises caractérisées par un effet de rattrapage que l’économie mondiale a connu, par exemple au sortir de la crise sanitaire.

L’inflation par les coûts, conséquence d’une rémunération des facteurs de production augmentant davantage que leur productivité (courbe de Phillips), ou issue du renchérissement des imports – notamment de matières premières et d’énergie – sous l’effet de facteurs propres au commerce international (inflation importée).

Les suites de la crise de la Covid-19 et du déclenchement du conflit entre la Russie et l’Ukraine au début des années 2020 ont ravivé les craintes des grandes économies mondiales sur les conséquences d’une inflation incontrôlée. L’inflation traduit une érosion du pouvoir d’achat de la monnaie pouvant mener, par son caractère auto-entretenu, à des dérèglements majeurs pour l’économie qui la subit. On parle alors d’hyperinflation. S’il n’existe pas de consensus parmi les économistes pour définir un seuil à compter duquel une économie doit être qualifiée d’hyperinflationniste, les travaux de Phillip Cagan (professeur d’économie à l’université de Columbia) évoquent un taux d’inflation de 50 % par mois pour caractériser un épisode hyperinflationniste. 

Le regard porté sur le siècle passé d’histoire économique, depuis la République de Weimar au sortir de la Première Guerre mondiale jusqu’à nos jours, enseigne à quel point il est crucial pour une économie de tout faire pour prévenir l’hyperinflation (notamment à travers la politique monétaire) tant cette dernière a des effets ravageurs, diffus et persistants. Les cas de l’Argentine, de l’Éthiopie, de l’Iran, du Liban, de la Turquie, du Venezuela et du Zimbabwe notamment, en témoignent.

Des principes comptables à adapter à un contexte économique hors norme

Définition comptable d’une économie hyperinflationniste

Sur le plan comptable, au sein du référentiel IFRS, la norme « IAS 29 – Information financière dans les économies hyperinflationnistes » énumère les critères suivants (non cumulatifs) pour déterminer si une économie est en situation d’hyperinflation (IAS 29.3) :

• la population en général préfère conserver sa richesse en actifs non monétaires ou en une monnaie étrangère relativement stable. Les montants détenus en monnaie locale sont immédiatement investis pour maintenir le pouvoir d’achat ; 

• la population en général apprécie les montants monétaires, non pas dans la monnaie locale, mais dans une monnaie étrangère relativement stable. Les prix peuvent être exprimés dans cette monnaie ;

• les ventes et les achats à crédit sont conclus à des prix qui tiennent compte de la perte de pouvoir d’achat attendue durant la durée du crédit, même si cette période est courte ; 

• les taux d’intérêt, les salaires et les prix sont liés à un indice de prix ;

• le taux cumulé d’inflation sur trois ans approche ou dépasse 100 %. Ce dernier critère, numérique et donc par nature probablement le plus objectif de la liste, semble en pratique être prépondérant dans l’analyse.

La comptabilité d’hyperinflation s’applique lorsque la monnaie fonctionnelle de l’entité considérée – c’est-à-dire la monnaie dans laquelle elle génère ses ventes, réalise ses achats, se finance et conserve sa trésorerie – est celle d’une économie hyperinflationniste. À ce titre, l’analyse de la monnaie fonctionnelle est une étape clé préalable à la mise en place de la comptabilité d’hyperinflation. Il s’agit ici d’apprécier si une entité opérant géographiquement au sein d’une économie hyperinflationniste a pu être amenée à modifier ses pratiques commerciales et sa gestion de trésorerie en se reportant sur une monnaie forte et, selon la réponse, de déterminer ce qui s’impose au plan comptable, de la mise en place de la comptabilité d’hyperinflation ou du changement de monnaie fonctionnelle.

La comptabilité d’hyperinflation répond à un objectif : exprimer les états financiers de l’entité selon l’unité de mesure du pouvoir d’achat qui a cours à la clôture de l’exercice, et pallier ainsi les carences des principes comptables usuels basés sur le nominalisme dans un contexte où la référence au coût historique n’a plus de pertinence. 

Retraitements des états financiers de l’entité dont la monnaie est celle d’une économie hyperinflationniste

Au bilan, à l’instar de ce qui est pratiqué pour l’application des règles de conversion monétaire (les sujets d’inflation et de conversion étant étroitement liés), la comptabilité d’hyper-inflation repose sur une distinction entre d’une part, les éléments monétaires (qui sont les actifs et les passifs qui confèrent un droit de recevoir, ou imposent une obligation de livrer, un nombre déterminé ou déterminable d’unités monétaires), et les éléments non monétaires, définis par différence. On retrouve parmi les premiers la trésorerie, les créances et les dettes, les prêts et emprunts ; les seconds renvoient notamment aux immobilisations, aux stocks, et aux capitaux propres.

L’objet d’une telle distinction comptable est de séparer les éléments du patrimoine selon l’effet induit par l’hyperinflation sur leur valeur économique.

Pour les éléments non monétaires, l’évolution faciale des prix va tendre à compenser la perte de valeur de la monnaie, si bien qu’il n’est pas attendu que les éléments non monétaires gagnent ou perdent de la valeur du seul fait de l’hyperinflation. Par exemple, lorsque le taux d’inflation est de 100 % sur une période donnée, un actif non monétaire non amortissable (par hypothèse) acquis pour 100 unités monétaires en début de période pourrait être revendu 200 unités monétaires en fin de période, et, par conséquent, la perte de la moitié du pouvoir d’achat de la monnaie est compensée par la valeur de réalisation de l’actif via le doublement de son prix de vente (toutes choses égales par ailleurs, c’est-à-dire compte non tenu des facteurs d’influence des prix autres que la seule monnaie). 

À l’inverse, les éléments monétaires sont caractérisés par le nombre fixe d’unités monétaires qu’ils donnent le droit de recevoir (ou qu’ils imposent de livrer), ce qui exclut le mécanisme compensatoire précédemment évoqué pour les éléments non monétaires et implique au contraire une perte ou un gain réel de pouvoir d’achat après la prise en compte de l’inflation. Ainsi, une créance client de 100 unités monétaires assortie d’un délai de règlement de 30 jours au cours desquels l’inflation serait de 20 % se traduirait à l’échéance par un encaissement de 100 unités monétaires et une perte de 20. À l’inverse, une société endettée du même montant et se trouvant dans la même économie va gagner 20 unités en termes réels de pouvoir d’achat sur la période.

Ainsi, au bilan, la comptabilité d’hyperinflation, qui a pour objectif de présenter au lecteur un jeu d’états financiers exprimés en mesure de pouvoir d’achat courant à la date de clôture, va consister à réindexer les éléments non monétaires selon l’évolution de l’indice des prix depuis leur date de comptabilisation (dès lors qu’ils ne sont pas déjà exprimés selon une convention de coût actuel), et à maintenir les éléments monétaires à leur valeur nominale tout en montrant la perte (le gain) de pouvoir d’achat qu’ils ont subie (permis) au cours de la période.

Au compte de résultat et au tableau de flux de trésorerie, une logique similaire s’applique : toutes les transactions sont exprimées de façon à refléter pour chaque flux l’évolution de l’indice des prix entre la date de la transaction et la date de clôture. Bien souvent, une limite pratique impose le recours (tout comme cela est pratiqué pour les taux de change) à un niveau d’indice des prix moyens auquel toutes les transactions d’une période donnée sont réputées avoir été effectuées. Au compte de résultat, à cette réindexation « mécanique » des produits et des charges selon l’évolution de l’indice des prix s’ajoutent :

• les effets induits par les retraitements des éléments non monétaires du bilan, notamment la hausse des dotations aux amortissements issue des réindexations des immobilisations, et une hausse du coût des ventes occasionnée par la réindexation des stocks ;

• la perte financière réelle liée à la détention d’actifs monétaires nets au cours de la période, appelée « perte sur la position monétaire nette » (ou, plus rarement, un gain si les éléments monétaires sont en position nette passive).

Intégration des comptes de l’entité en hyperinflation aux comptes consolidés du groupe

Le sujet complexe de la conversion des comptes d’une entité appliquant la comptabilité d’hyperinflation dans le cadre de son intégration aux comptes consolidés a été clarifié en normes IFRS par le résumé de la réunion de l’International Financial Reporting Interpretations Committee (IFRIC Update) de mars 2020 relatif à IAS 21 et IAS 29. Par dérogation aux principes généraux de conversion des comptes des filiales intégrées vers la monnaie de présentation du groupe, IAS 21.42 requiert l’utilisation du cours de clôture, et ce, pour tous les éléments des états financiers (y compris les éléments de résultat). Cette logique de conversion est en cohérence avec la logique de réindexation des états financiers en référence à l’indice des prix, lui aussi considéré pour son niveau à la clôture de l’exercice. La difficulté comptable réside dans l’interaction entre ces deux effets qui coexistent dans les comptes consolidés, et dont l’IFRIC Update de mars 2020 a clarifié le traitement en demandant aux préparateurs des états financiers d’opérer un choix de méthode comptable entre :

stocker les effets de réindexation dans les autres éléments du résultat global (« OCI »), au même titre que ce qui est pratiqué pour les effets de conversion, et ainsi recycler l’ensemble de ces effets en résultat net en cas de perte de contrôle de la filiale ; 

ou stocker les effets de réindexation directement en capitaux propres (non sujets à recyclage ultérieur en résultat net).

Il est rappelé qu’en aucun cas la réserve de conversion ne peut être recyclée en résultat net ou reclassée en capitaux propres à la date de première application de la comptabilité d’hyperinflation, ni arrêter d’être comptabilisée ultérieurement comme un élément d’OCI (tant que l’entité reste contrôlée).

Au-delà des complexités théoriques, la consolidation des comptes d’une entité en hyperinflation va poser des questions pratiques de process, d’outils, et, de façon générale, d’organisation, dont la réponse dépendra des caractéristiques propres au groupe confronté à la problématique : quel outil informatique mettre en place pour réaliser les calculs et le suivi de la comptabilité d’hyperinflation ? La date de mise à disposition de l’indice des prix par les autorités compétentes (nécessaire pour réaliser les calculs afférents à la comptabilité d’hyperinflation) a-t-elle des conséquences sur le planning de clôture ? Comment les autorités locales prennent-elles en compte l’hyperinflation et quels principes ont-elles définis pour sa traduction en comptabilité locale et au plan fiscal (et quid des conséquences sur l’imposition différée dans les comptes consolidés) ? Comment les équipes locales du groupe appréhendent-elles le sujet : sont-elles formées et quelles sont les possibilités offertes par leurs outils de gestion comptables locaux ? 

La comptabilité d’hyperinflation : un outil au service d’un meilleur pilotage de la performance

Si, en application des principes évoqués ci-avant, la comptabilité d’hyperinflation fait en général ressortir des pertes, ces dernières sont à considérer comme une correction nécessaire d’une performance en trompe-l’œil que le lecteur des états financiers comprendrait d’un compte de résultat en valeurs historiques. En effet, supposons qu’une entité dont la monnaie est hyperinflationniste achète à une date donnée une marchandise pour 100 unités monétaires qu’elle revend 30 jours plus tard pour 150 unités monétaires alors que l’inflation a été de 60 % sur les 30 jours écoulés : la comptabilité en coût historique fera ressortir une marge de 50 unités, alors qu’en termes réels – exprimés par la comptabilité d’hyperinflation – l’entité a en fait réalisé une perte de : 150 – [100 x (1 + 60 %)] = – 10 unités.

Ainsi, la comptabilité d’hyperinflation, bien loin d’être une pure contrainte comptable, est au contraire un révélateur fort utile d’optimisations potentielles pour le management : l’analyse de marges réelles négatives ou en deçà des niveaux connus historiquement donne une mesure de la difficulté de l’entité à répercuter de façon synchrone l’inflation sur ses prix de vente et ouvre la voie à des actions correctives.

Il s’agira alors d’une part de préserver le chiffre d’affaires en négociant dans les contrats avec les clients des clauses de révision de prix qui permettront de couvrir l’inflation entre la date de prise de commande, la date de facturation et la date de paiement. La priorité devra être donnée, dans la négociation de ces clauses, aux contrats à long terme, dans la mesure où ils peuvent devenir déficitaires si aucun mécanisme de révision n’est prévu. Lorsque la révision d’un contrat est impossible, un arbitrage est à faire entre sa poursuite et sa résiliation (si cette dernière est envisageable).

D’autre part, du côté des coûts, le pouvoir de négociation avec les fournisseurs déterminera s’il est envisageable, à l’inverse de ce qui est pratiqué sur les ventes, de convenir de prix bloqués sur une période fixée. L’entité en hyperinflation faisant en l’occurrence partie d’un groupe, il peut être opportun de revoir la chaîne d’approvisionnement afin d’identifier si une société sœur située dans un autre pays ne peut pas assurer la fourniture de certains biens devenus excessivement onéreux lorsqu’ils sont approvisionnés localement de source externe. L’arbitrage sera alors à faire en fonction du niveau des cours de change entre la monnaie de la société sœur et la monnaie hyperinflationniste. Même si la parité des taux de change a tendance à renchérir les imports du niveau de l’inflation, des asymétries ponctuelles peuvent représenter des opportunités. Lorsque les approvisionnements de la filiale sont majoritairement de source interne au groupe et exprimés dans une monnaie forte (l’euro ou le dollar, par exemple), la filiale préservera sa profitabilité d’autant plus simplement qu’elle négociera, si elle le peut, ses prix de vente avec ses clients dans cette même monnaie forte. La référence à des monnaies fortes est en effet courante dans les économies hyperinflationnistes. Dans ce cadre, la question de la monnaie fonctionnelle de l’entité, évoquée précédemment, sera à réévaluer périodiquement.

Par ailleurs, à travers le niveau de la perte sur la position monétaire nette inscrite en résultat, l’entreprise pourra également apprécier l’effet concret d’inefficacités dans la gestion du besoin en fonds de roulement, et adopter les mesures d’optimisation qui s’imposent : emploi de la trésorerie oisive à des investissements, au versement de dividendes, ou placement sur des supports à court terme rémunérés dont les intérêts permettront de compenser, du moins en partie, la perte de pouvoir d’achat occasionnée par l’hyperinflation ; critères plus stricts d’évaluation a priori de la solvabilité des clients ; gestion plus rigoureuse du recouvrement des créances clients échues ; négociations de paiements d’avance ou au comptant, etc. 

Ainsi, la comptabilité d’hyperinflation présente certes de nombreuses complexités, mais ces dernières sont la contrepartie d’une pertinence accrue offerte à l’utilisateur des états financiers. Pour l’expert-comptable assigné à la mise en place de la comptabilité d’hyperinflation au sein d’un groupe établissant des comptes consolidés, le cadre purement calculatoire est ainsi dépassé, pour laisser plus largement la place à une mission d’optimisation du processus de consolidation et de conseil à la prise de décisions opérationnelles sur la base du reporting financier établi dans ce contexte si particulier.

La RFC a sélectionné pour vous… 

… le mémoire d’expertise comptable de Stéphane Olsen, présenté à la session du DEC de novembre 2024. Ce mémoire intitulé « Accompagnement par l’expert-comptable d’un groupe de sociétés disposant d’une filiale dont la monnaie est celle d’une économie hyperinflationniste : de la traduction comptable de l’hyperinflation au pilotage opérationnel de la filiale » illustre de manière pratique un sujet intéressant pour la profession. Il correspond donc parfaitement aux attentes du jury du DEC. C’est à ce titre que le candidat a obtenu la note de 18/20. Il est disponible en téléchargement sur
www.bibliotique.com

 

Approfondissez la question sur