Les apports de la recherche critique en comptabilité pour la profession comptable

Professeur, université de Limoges
Professeur, université de Bordeaux
Maître de conférences, université de Toulouse 3 Paul-Sabatier

La place de la recherche critique en comptabilité, contrôle et audit (désormais CCA) a considérablement augmenté ces dernières années avec notamment l’institutionnalisation de conférences (Alternative Accounts Conference, Conférence francophone sur la recherche en comptabilité critique & interprétative) et de revues (Critical Perspectives on Accounting) dédiées à ce champ de recherche.

Parler de perspectives critiques en comptabilité, c’est partir du postulat élémentaire qu’il y a quelque chose qui ne va pas avec la comptabilité, en tant que pratique et en tant qu’ensemble de connaissances, et qu’elle devrait être modifiée (Fournier et Grey, 2000). Pour les chercheurs critiques, les pratiques comptables et le comportement actuel des entreprises contribuent aussi bien aux problèmes d’allocation et de distribution des richesses qu’aux problèmes sociaux et écologiques de notre époque. Des propositions pour transformer la comptabilité et ses pratiques sont alors effectuées afin de lui permettre de contribuer à répondre aux enjeux sociétaux actuels. En dépit de l’espoir que représente le développement d’une approche plus vertueuse de la comptabilité, peu de professionnels se saisissent aujourd’hui des propositions émanant du champ de la comptabilité critique. L’objectif de cette proposition est donc de promouvoir l’intérêt d’une large diffusion de la recherche critique en CCA auprès des professionnels de la comptabilité. 

La problématique à laquelle nous nous proposons de répondre est la suivante : en quoi la recherche critique en CCA peut-elle constituer un apport pour la profession comptable ? Dans un premier temps, l’article se propose de définir et illustrer la recherche critique en CCA puis, dans un second temps, de montrer dans quelle mesure ce courant de recherche peut être un levier de changement pour les métiers du chiffre face aux bouleversements sociétaux actuels.

La recherche critique en CCA, qu’est-ce que c’est ?

Le courant critique en CCA vise à s’interroger sur les objets et les pratiques comptables, en remettant en perspective ce que de nombreux travaux en CCA tiennent pour acquis, en explorant les fondements de la comptabilité, et en mettant en lumière ses aspects partisans et partiaux, ainsi que les intérêts qu’elle promeut (Farjaudon et Morales, 2013). Il s’agit en d’autres termes d’un « questionnement de ce qui est généralement perçu comme évident et non problématique » (Morales et Sponem, 2009, p. 3). Ainsi, la comptabilité est considérée comme un langage qui façonne une réalité sociale appelée « image fidèle ». 

La force du langage comptable repose sur son apparente technicité qui conduit les acteurs à sous-estimer sa portée politique et à considérer cette image fidèle comme l’unique représentation possible de la réalité économique de l’entreprise. C’est précisément cet aspect que le courant critique tend à dénoncer. Considérant la comptabilité dans un monde par nature subjectif et en proie à des réalités multiples, ce courant de recherche encourage les schémas de pensée alternatifs, qui analysent le rôle de la comptabilité dans les processus de pouvoir, de domination et de reproduction sociale (Morales et Sponem, 2017). Il cherche aussi à remettre en cause les modèles conventionnels hégémoniques (Gendron, 2018) et à donner une place aux voix marginalisées (Morales et Sponem, 2017). Loin de la vision de la comptabilité comme permettant de représenter la réalité économique de manière neutre et objective, la comptabilité est perçue dans ces travaux comme une construction sociale (ex. : Tinker, 1991) ou encore un instrument idéologique (Berland et Pezet, 2009). Singulièrement, les modèles comptables traditionnels, qui se focalisent uniquement sur le capital financier et ignorent en grande partie les enjeux sociétaux, sont présentés comme participant au maintien d’une vision du monde dans laquelle les intérêts des détenteurs du capital financier prédominent. 

La place pour les salariés dans le compte de résultat

À titre d’exemple, nous pouvons citer le choix des normalisateurs d’enregistrer les dépenses relatives aux salariés en charges dans le compte de résultat. Une telle pratique n’est pas neutre dans la mesure où « la manière dont les transactions économiques sont enregistrées influence les pratiques des entreprises » (Chiapello, 2005, p. 371). Considérer les salariés comme des charges amène à privilégier une vision du monde dans laquelle les salariés sont perçus comme des coûts à réduire (Chapellier et al., 2018). L’ouvrage de Richard et Collette (2008) propose une analyse intéressante de la philosophie qui anime les systèmes comptables américains, soviétiques et yougoslaves. Si les dépenses liées au personnel apparaissent en charges dans les systèmes américains et soviétiques, ce n’est pas le cas dans le système de comptabilité autogestionnaire yougoslave, au sein duquel le résultat revient au personnel de l’entreprise. Le concept de « bénéfices » est donc subjectif et dépendant de l’acteur dominant pour lequel la comptabilité est établie : les apporteurs de capitaux financiers (système américain), l’État (système soviétique) et le personnel de l’entreprise (système yougoslave) (Richard et Collette, 2008). 

L’écologie dans les enregistrements comptables

De la même manière, les questions écologiques sont quasiment absentes des enregistrements comptables, ce qui ne permet pas d’appréhender l’impact des activités économiques sur l’environnement. Or, c’est précisément cette vision du monde qui explique, en partie, la double impasse sociale et écologique à laquelle l’humanité est confrontée (Richard et Rambaud, 2020). La comptabilité telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui constituerait un instrument politique au service du capitalisme financier (ex. : Chiapello, 2005), ce qui rend nécessaire la mise en débat de l’objectif de la comptabilité dans la société actuelle. Pour les chercheurs critiques, une « démystification » de la comptabilité, la mise en perspective de ses mécanismes sous-jacents et des choix politiques qui la sous-tendent sont nécessaires et constituent un préalable à toute transformation de la comptabilité. 

Des solutions alternatives à la comptabilité actuelle

La recherche critique en CCA ne se contente pas de dénoncer certaines pratiques. Elle propose également des solutions alternatives à la comptabilité actuelle, dont l’objectif est de rendre visible l’invisible (ex. : les enjeux écologiques) ou de renforcer le dialogue dans les entreprises. C’est ainsi que plusieurs auteurs ont développé des modèles théoriques qui permettraient de (re)penser la comptabilité comme une pratique émancipatrice favorisant les interactions démocratiques entre différents acteurs (ex. : Brown et Dillard, 2015) et de penser le monde autrement, notamment en modifiant le système comptable actuel de manière à intégrer les aspects sociaux, environnementaux et éthiques (ex. : Rambaud et Richard, 2015). Un courant de recherche autour de la comptabilité dialogique et de ses outils (Godowski et al., 2020) s’est ainsi constitué, avec comme ambition de faire de la comptabilité un moyen par lequel le dialogue s’épanouit et la démocratie s’exprime à l’intérieur des organisations (Brown et Dillard, 2013). Un des problèmes majeurs du langage comptable est que du fait de sa complexité, il exclut les acteurs non experts et s’impose à ces derniers sans possibilité de créer un dialogue autour de la question du chiffre sur laquelle s’appuie pourtant la majorité des décisions stratégiques mises en œuvre par les entreprises. Les principes de cette comptabilité dialogique ont été définis par Brown (2009) et incluent notamment la reconnaissance des orientations idéologiques multiples des différents acteurs présents dans les entreprises, la reconnaissance du caractère subjectif des calculs réalisés, et enfin l’accessibilité de l’information comptable par les non-experts. Il s’agit donc d’une comptabilité qui reconnaît l’hétérogénéité des acteurs et refuse de privilégier les parties prenantes financières. La comptabilité critique vise l’émancipation de l’ensemble des acteurs entendue comme le fait pour une personne de cesser de se voir assujettie à une domination et de pouvoir décider du sens de ses actes (Brassat, 2013). Elle cherche aussi à proposer des modèles alternatifs susceptibles de donner une voix aux acteurs marginalisés dans le système dominant (Morales et Sponem, 2017) et de transformer radicalement les pratiques de gestion (Adler et al., 2007). 

Maintenant que nous avons présenté ce qu’est la recherche critique, nous allons voir quels peuvent être ses apports pour les professionnels du chiffre. 

Les apports de la recherche critique en comptabilité pour la profession comptable

Le propos que nous défendons au sein de cet article est que, bien qu’en apparence théorique, la recherche critique et les solutions qu’elle propose pourraient permettre aux professionnels du chiffre de se saisir des alternatives économiques et de devenir des acteurs du changement face aux enjeux sociétaux actuels, permettant ainsi de promouvoir une nouvelle image de la profession et de renouveler son rôle dans la société.

Repolitiser la comptabilité en la recentrant sur la question de l’intérêt général ou du bien commun

La recherche critique en CCA est en mesure d’aider la profession comptable à repolitiser la comptabilité en la recentrant sur la question de l’intérêt général ou du bien commun. En questionnant les théories sous-jacentes à la comptabilité, la recherche critique a démontré que « le politique se réduit à des jeux d’acteurs individuels ou organisationnels soucieux de maximiser leur utilité » (Bessire, 2009, p.3), évacuant tout questionnement authentiquement politique. En outre, par une appréhension de la comptabilité dans son contexte historique et social, le courant de la comptabilité critique s’est fait fort de mettre en évidence une néo-libéralisation du monde dont l’emprise s’étend jusque sur la normalisation comptable et ses processus participatifs sous-jacents (ex. : Dermakar et Gendron, 2019). Autrement dit, si la financiarisation a sans nul doute influencé l’évolution des métiers du chiffre, ces derniers ont également contribué de différentes manières à la financiarisation et joueraient même un rôle de passeurs de la financiarisation (Morales et Pezet, 2010). Conscients de l’idéologie soutenue par le système comptable, certains professionnels du chiffre (ex. : ceux spécialisés en responsabilité sociale des entreprises) ont commencé un travail de déconstruction de la comptabilité. Ils ne souhaitent plus servir un système qu’ils dénoncent et se lancent, par exemple, dans l’accompagnement des acteurs de l’économie solidaire et écologique, inscrivant ainsi les préoccupations sociétales au cœur de leur projet. La recherche critique en CCA constitue un point d’appui important pour les accompagner dans ce travail de déconstruction. Celui-ci est d’autant plus nécessaire que la succession de scandales présentant des cas de fraudes avérées a mis à mal le rôle et l’image de la profession comptable à qui l’on reproche également un manque de réaction face aux défis sociétaux actuels.  

Sur la question écologique et sociale, la profession n’est pas restée sourde aux critiques dont elle fait l’objet. Cependant, les solutions proposées à l’heure actuelle posent question au regard des changements importants que la comptabilité critique a contribué à révéler et qu’il est nécessaire d’opérer. Un des problèmes majeurs réside dans la proposition de solutions qui ne seraient pas à la hauteur des enjeux sociétaux actuels, car elles ne questionnent finalement pas les fondements du système comptable. Dans cette lignée, Richard et Rambaud (2020) ont proposé un nouveau modèle de comptabilité alternatif au service de la cause écologique et humaine : le modèle CARE/TDL (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology/Triple Depreciation Line). L’idée est de traiter le capital humain et écologique de la même façon que le capital financier, en considérant que l’activité économique génère une dette envers la nature et les humains que l’entreprise doit rembourser au même titre que les dettes financières, en mettant en place des actions de préservation des capitaux naturels et humains (voir l’étude de cas de Fermes d’Avenir 1 comme exemple d’application). 

Enfin, les principes de la comptabilité dialogique, lorsqu’ils sont mis en place au sein d’un cabinet comptable, permettent d’aboutir à des pratiques organisationnelles démocratiques et participatives qui vont à contre-courant des idées et des valeurs néolibérales actuellement promues (Château Terrisse et Arnaud, 2022). Les professionnels, ne se reconnaissant plus dans le modèle comptable actuel, adoptent des pratiques à contre-courant visant à remettre au cœur du modèle les parties prenantes.

Se saisir véritablement des enjeux sociétaux actuels semble donc nécessaire pour la profession, dont la légitimité interne, mais aussi externe, est ponctuellement mise à mal. Les étudiants ou jeunes actifs sont aujourd’hui attirés par un environnement de travail où une véritable démarche écologique et sociale est mise en œuvre (Gaudy et al., 2022). Dans un contexte de tensions autour de la main-d’œuvre au sein des métiers du chiffre, un important engagement social et écologique de la part de la profession tel que décrit dans les recherches critiques en CCA semble plus que jamais attendu par les futurs professionnels. Un tel engagement passe par une prise de conscience de la profession quant à la financiarisation de leurs métiers et à la nécessaire déconstruction du système comptable actuel en faveur de la construction d’un système en phase avec son époque, prenant appui sur la recherche critique en CCA. 

Bibliographie

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Bessire, D. (2009). Normes comptables, normes prudentielles et normes de gouvernance : « La colonisation du monde vécu par les systèmes techniques », XXXe congrès annuel de l’AFC, Strasbourg, 27-29 mai. 

Brassat, E. (2013). « Les incertitudes de l’émancipation. » Le Télémaque, 43, 45-58.

Brown, J. (2009). « Democracy, sustainability and dialogic accounting technologies: Taking pluralism seriously. » Critical Perspectives on Accounting, 20 (3), 313-342.

Brown, J., Dillard, J. (2013). « Critical accounting and communicative action: On the limits of consensual deliberation. » Critical Perspectives on Accounting, 24 (3), 176-190.

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Château Terrisse, P., Arnaud, C. (2022). « Un cabinet comptable aux pratiques organisationnelles alternatives ? la première société coopérative d’intérêt collectif, cabinet d’expertise comptable. » Comptabilité-Contrôle-Audit, 28 (3), 81-121.

Chiapello, E. (2005). « Les normes comptables comme institution du capitalisme. Une analyse du passage aux normes IFRS en Europe à partir de 2005. » Sociologie du Travail, 47, 362-382.

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Godowski, C., Nègre, E., Verdier, M.-A. (2020). « Toward dialogic accounting? Public accountants assisting works councils − A tool between hope and illusion. » Critical Perspectives on Accounting, 69, https://doi.org/10.1016/j.cpa.2019.102095.

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Rambaud, A., Richard, J. (2015). « The ‘Triple Depreciation Line’ instead of the ‘Triple Bottom Line’: Towards a genuine integrated reporting. » Critical Perspectives on Accounting, 33, 92-116. 

Richard, J., Collette, C. (2008). Comptabilité générale. Système français et normes IFRS (8e édition). Dunod, Paris. 

Richard, J., Rambaud, A. (2020). Révolution comptable – pour une entreprise écologique et sociale. Éditions de l’Atelier, Ivry-sur-Seine.

Tinker, T. (1991). « The accountant as partisan. » Accounting, Organizations and Society, 16 (3), 297-310.

1. https://fermesdavenir.org/soutiller-pour-agroecologie/comptabilite-socio-environnementale

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