La configuration des nouvelles professions à l’épreuve des mutations sociales
- juillet 2025
- Numéro : 599
- Thématique(s) : nouveaux métiers & nouveaux usages

Jamais les frontières du travail n’avaient été aussi mouvantes. En une décennie, la diffusion massive du numérique, la transformation des modèles économiques et l’évolution des aspirations individuelles ont donné naissance à une constellation de nouveaux métiers. Métiers teintés par le numérique.
Certains exemples sont parlants : e-sportifs professionnels, créateurs de contenu sur les réseaux sociaux, ambassadeurs de marques, coachs en ligne, développeurs de NFT, micro-entrepreneurs de plateforme et nombre d’autres nouveaux métiers.
Ces activités, hier encore très marginales ou même inexistantes, occupent désormais une place significative dans le paysage économique mondial. La France ne fait pas figure d’exception.
Cette mutation ne concerne pas seulement les professions à forte notoriété, visibles et médiatisées. Elle s’étend à un ensemble de nouveaux usages du travail et de la consommation au sens large, qui remodèlent les cadres traditionnels du droit, de la fiscalité et de la comptabilité, ayant une influence sur les professions du droit et du chiffre.
Le recours généralisé à des plateformes numériques pour vendre, créer, diffuser ou interagir transforme les modèles de production de valeur. Parallèlement, la porosité croissante entre sphères professionnelle et personnelle, entre activités salariée et indépendante, brouille les repères établis. Tout comme le « mix-produit », nous observons l’avènement d’un « mix-statutaire ». Les individus pouvant être à la fois salariés et indépendants, et ce, indifféremment et dans des domaines très variés.
Face à ces bouleversements, les professionnels du chiffre sont en première ligne. Ils sont appelés à accompagner ces nouvelles formes d’activité économique, à leur donner une lisibilité comptable et fiscale, et à contribuer à leur reconnaissance dans le droit positif. Ce numéro spécial de la Revue Française de Comptabilité propose d’éclairer ces enjeux à partir de cas concrets, d’analyses doctrinales et de retours d’expérience.
Des figures professionnelles émergentes
Qui aurait imaginé, il y a vingt ans, qu’un joueur de jeux vidéo pourrait vivre de ses performances compétitives ou de ses retransmissions en direct ? Ou qu’un influenceur cumulant plusieurs centaines de milliers d’abonnés sur une plateforme sociale serait en mesure de générer des revenus annuels à six chiffres, tout en exerçant une activité à la frontière de la publicité, de l’édition et du conseil ?
Ces nouvelles figures professionnelles échappent souvent aux catégories classiques.
D’une part, leur travail est souvent désintermédié, c’est-à-dire qu’il repose sur une interaction directe avec une audience, sans structure hiérarchique ni contrat de travail traditionnel.
Ensuite, leur activité est souvent multifacette : un créateur de contenu est à la fois producteur, monteur, animateur de communauté, régisseur publicitaire, voire entrepreneur lorsqu’il vend des produits dérivés ou organise des événements.
Nouveaux usages, nouveaux cadres
Ces nouvelles activités s’inscrivent dans un contexte de désinstitutionnalisation du travail, où l’on n’exerce plus nécessairement « un métier » au sens classique, mais une série d’activités monétisées par projet, par mission ou par audience.
Cela s’accompagne de l’essor du travail indépendant, souvent sous statut de micro-entrepreneur, mais aussi du recours aux statuts hybrides ou précaires (auto-entrepreneuriat dissimulant une relation de subordination, activités informelles, etc.).
En parallèle, les usages numériques transforment en profondeur la relation à la production. L’économie de l’attention – où la capacité à capter et à fidéliser un public devient un levier de monétisation – introduit de nouvelles formes de valorisation qui ne reposent plus sur la fabrication de biens ou la fourniture directe de services, mais sur la visibilité, la réputation et la notoriété. Ces actifs immatériels, difficilement quantifiables, posent des défis majeurs à la comptabilité et à l’évaluation financière.
Des enjeux juridiques, fiscaux et comptables
Comment qualifier juridiquement un influenceur ? Quel statut adopter pour un e-sportif qui perçoit à la fois des revenus de sponsoring, des primes de performance et des dons de ses fans ? Comment comptabiliser les avantages en nature issus de partenariats commerciaux ? À quel régime fiscal sont soumis les revenus perçus via les plateformes numériques ? Quelle traçabilité assurer lorsqu’un même acteur cumule plusieurs sources de revenus, dans différents pays, souvent sans structure juridique centralisée ?
Ces questions illustrent la complexité croissante des situations rencontrées. Le droit, la fiscalité et la comptabilité doivent s’adapter à des pratiques en constante évolution, qui ne rentrent pas toujours dans les cases prévues par les textes actuels. En ce sens, cette matière est changeante.
Cela nécessite non seulement une veille réglementaire renforcée, mais aussi une capacité d’interprétation et de dialogue avec les administrations concernées. Sans cela, les professionnels peuvent être amenés à appliquer des considérations non adaptées.
Pour les professionnels du chiffre, ces nouveaux profils de clients représentent à la fois un défi et une opportunité.
Ils impliquent de nouvelles compétences – notamment en matière de fiscalité internationale, de gestion de l’image, ou de comptabilisation des revenus digitaux – mais aussi une posture renouvelée d’accompagnement, de pédagogie et de sécurisation.
Il s’agit souvent d’un public jeune, relativement peu sensibilisé à toutes ces questions. La facilité avec laquelle les statuts indépendants peuvent être désormais ouverts crée des entrepreneurs en quelques secondes, sans pour autant qu’ils soient formés ou seulement même informés des contraintes et obligations rattachées à leurs nouveaux statuts.
Une matière en devenir
Si certaines institutions commencent à encadrer ces nouvelles activités (on pense, par exemple, au régime fiscal des créateurs de contenu ou aux recommandations de l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) en matière d’influence), de nombreux vides juridiques et normatifs persistent.
Les normes comptables sont encore peu adaptées à la reconnaissance de certains types de revenus ou de dépenses propres à ces activités.
Les règles d’évaluation des actifs immatériels, comme la notoriété numérique, restent largement exploratoires.
En ce sens, la comptabilité n’est pas simplement un outil d’enregistrement ou de conformité : elle devient un terrain de construction, un espace de négociation entre les usages sociaux, les pratiques économiques et les cadres juridiques. L’enjeu n’est pas seulement de s’adapter, mais aussi de contribuer activement à la formalisation de ces nouveaux métiers.
Un rôle central pour les experts-comptables
Dans ce contexte mouvant, les experts-comptables ont un rôle central à jouer. Par leur connaissance fine des règles, leur capacité d’écoute et leur ancrage dans le tissu économique local, ils sont en mesure de devenir des interprètes des nouvelles pratiques économiques, et des passeurs entre innovation et régulation.
Accompagner un créateur de contenu dans la structuration de son activité, aider un e-sportif à organiser sa comptabilité, conseiller une entreprise sur les partenariats avec des influenceurs : autant de missions nouvelles qui requièrent souplesse, curiosité et rigueur. La profession doit ainsi élargir son champ de compétences, mais aussi affirmer sa pertinence sociale dans l’économie numérique.
Ce numéro spécial propose de dresser un état des lieux des nouveaux métiers et des usages qui les accompagnent, en interrogeant leurs implications comptables, fiscales et juridiques.
Il vise à outiller les professionnels face à ces transformations, mais aussi à ouvrir des perspectives de réflexion sur l’avenir du travail et de sa représentation comptable.
Les mutations en cours nous rappellent que la comptabilité, loin d’être figée, est un langage vivant, qui évolue avec les pratiques sociales. À condition de savoir les écouter.