Interview de Luc Julia 

Ingénieur et informaticien, spécialisé dans l'intelligence artificielle.

Ingénieur et informaticien franco-américain né à Toulouse, spécialisé dans l’intelligence artificielle. Cocréateur de Siri, l’assistant vocal d’Apple, Luc Julia est aussi à l’origine des imprimantes connectées de HP et pionnier de la réalité augmentée. Ce scientifique toulousain est l’un des grands spécialistes mondiaux de l’intelligence artificielle. Après avoir été vice-président innovation
de Samsung Monde, il occupe, depuis 2021, le poste de directeur scientifique du groupe Renault.
Luc Julia est également administrateur de Radio France.

Propos recueillis par Sibylle Lhopiteau, directrice éditoriale Experts-Comptables Services

La genèse de l’IA

Les premières références au terme « intelligence artificielle » remontent à 1950 dans un article d’Alan Turing intitulé « Computing Machinery and Intelligence », où le mathématicien pose la question de savoir si une machine est consciente ou non. De cette réflexion naîtra ce que l’on appelle aujourd’hui le test de Turing qui permet d’évaluer la capacité d’une machine à tenir une conversation humaine. Toutefois l’officialisation de l’intelligence artificielle comme véritable domaine scientifique date de 1956, lors d’une conférence aux États-Unis qui s’est tenue au Dartmouth College. Cette conférence a marqué la naissance d’une science nouvelle : l’intelligence artificielle qui réunit l’ensemble des « théories et des techniques mises en œuvre en vue de réaliser des machines capables de simuler l’intelligence ». Elle englobe donc un ensemble de concepts et de technologies, plus qu’une discipline autonome constituée.

RFC : Quelle définition donneriez-vous de l’intelligence artificielle, discipline aussi fascinante que redoutée ? 

Luc Julia : Il n’y a pas une, mais des intelligences artificielles. La peur qu’elle suscite vient d’une comparaison récurrente de l’intelligence artificielle avec l’intelligence humaine, ce qui n’a absolument rien à voir. Le véritable problème est dû à cette appellation. On aurait simplement dû parler d’assistants ou d’outils.

Depuis quelques années, avec son évolution, on pense à des fictions sorties tout droit d’Hollywood comme Terminator ou Her. Mais c’est de la fiction, pas de la science ! Historiquement, le terme est apparu pour la première fois en 1956 et depuis soixante ans il ne s’est pas passé grand-chose dans le domaine ! La science, autour de l’intelligence artificielle, s’est divisée en de nombreuses branches. C’est pourquoi il vaudrait mieux parler « d’intelligences artificielles » au pluriel. Chacune de ces intelligences artificielles est très forte dans les domaines où elle s’applique, voire meilleure que nous. Mais ce ne sont que des outils ! Un marteau est meilleur que nous pour planter un clou. La définition même d’un outil, c’est d’effectuer une tâche spécifique. L’intelligence artificielle n’est autre qu’une boîte à outils. Chacun d’entre eux dispose d’une fonction bien spécialisée et peut être utilisé à bon ou à mauvais escient. 

RFC : Comment déterminer l’utilisation de l’intelligence artificielle à bon escient pour qu’elle soit au service de l’homme et non à son détriment ? 

L. J. : Pour continuer de filer la métaphore du marteau : il peut planter un clou, mais aussi être utilisé pour taper sur la tête de quelqu’un ! À nous, la société et les hommes, de décider comment nous utilisons le marteau, à quoi il peut être utile ou à quoi on ne doit pas l’utiliser. On en a fait une règle, des lois. C’est d’autant plus facile que c’est nous qui en tenons le manche. Et cela est vrai pour tous les outils de l’intelligence artificielle : on en fait ce que l’on veut ! 

Si on décide de concevoir un robot tueur, c’est tout à fait possible, car il sera programmé pour cela et le fera très bien. Mais ce robot ne prendra jamais la décision d’agir, il est le résultat d’une programmation et n’a aucune capacité de prise d’initiative. C’est l’homme qui décide de le concevoir et d’utiliser les outils. C’est lui qui a toujours la main. Les choses se font en conscience. La communauté scientifique n’est pas un club de savants fous d’Hollywood, c’est une communauté qui veille et qui alerte sur les risques et les dangers. 

RFC : Quelles ont été les évolutions de l’intelligence artificielle en 60 ans ?

L. J. : Les intelligences artificielles sont basées sur des mathématiques, et surtout des statistiques au départ. En 1956, on a essayé de modéliser un neurone. On a créé un réseau de neurones et on s’est dit que cela pouvait aboutir à la création d’un cerveau. Donc si c’est un cerveau, ça doit être de l’intelligence ! Le problème du nom de l’intelligence artificielle vient du fait qu’on croyait pouvoir modéliser un cerveau. Ce qui n’était pas du tout le cas ! Ces réseaux de neurones étaient seulement des univers statistiques. 

L’histoire a donc commencé en s’attaquant au problème le plus compliqué : la reconnaissance du langage naturel. Une chose que l’on ne sait toujours pas faire aujourd’hui ! Alexa et Siri en sont la preuve. On réussit à faire des reconnaissances partielles, telles que de la prise de commande, mais une conversation avec une IA aujourd’hui est toujours impossible. Ces systèmes conversationnels et la reconnaissance du langage naturel ont échoué et nous sommes rentrés, à la fin des années 1950, dans « l’hiver de l’IA ». 

Dans les années 1960 est apparue l’IA logique, également appelée « système expert » avec des bases de règles et d’arbres de décision. Un langage binaire qui a donné naissance à l’informatique et qui a poursuivi son évolution jusqu’au milieu des années 1990 avec la conception de Deep Blue, le fameux ordinateur qui a battu Kasparov aux échecs. 

Une performance très impressionnante qui n’a cependant rien à voir avec l’intelligence ni l’intelligence artificielle ! Les échecs sont un jeu avec des règles. Elles ont été programmées et des calculs ont été effectués pour reproduire les positions gagnantes.

RFC : Sur la base de quelle perception considéreriez-vous que l’IA est vraiment intelligente ? 

L. J. : La réponse est : jamais ! Tout simplement parce que l’on ne sait pas ce qu’est vraiment l’intelligence ! Beaucoup se sont essayés à la définir, mais on ne peut pas reproduire ce que l’on ne connaît pas. Imaginons que l’intelligence soit le cerveau, et là, on en revient à la même chose, car les scientifiques qui l’étudient estiment que l’on ne connaît qu’entre 20 % et 40 % du cerveau ! Difficile de copier ce que l’on ne comprend pas. 

RFC : Il est parfois fait référence à l’intelligence générale. De quoi s’agit-il ?  

L. J. : L’intelligence générale serait la boîte à outils intégrale, elle aurait toutes les solutions. Elle permettrait de tout résoudre. Elle serait capable de passer d’un contexte à l’autre, comme sait très bien le faire l’humain. Mais c’est encore très compliqué à développer. Le transfer learning permet de faire du transfert de savoir dans un domaine similaire, mais dès que le cas est particulier et qu’il ne lui a pas été appris, l’IA commet des erreurs. L’IA ne résout jamais le cas d’un problème auquel elle n’a pas été confrontée. 

Prenons le cas de la voiture autonome : elle est loin d’avoir atteint le niveau 5 qui symbolise l’autonomie totale où le véhicule serait capable de tout résoudre. Nous avons de nombreux exemples sur son manque d’autonomie, mais le plus drôle et bien réel est celui d’une voiture autonome qui roule et subitement s’arrête puis repart, et cela à plusieurs reprises. C’est l’incompréhension. On élargit le champ de vision du lieu où se produit le test et l’on finit par comprendre ! Il y a tout simplement quelqu’un sur le trottoir en train de marcher avec un panneau « stop » sur le dos ! Un cas particulier que la voiture est incapable de gérer seule contrairement à l’homme qui sait faire la différence. L’IA n’a ni capacité d’adaptation ni créativité. Si l’on étendait le débat entre l’inné et l’acquis, nous pourrions dire que ces machines n’ont que l’acquis ! Il leur manque une partie qui nous différencie de ces intelligences artificielles. Quoi qu’il en soit, il sera très compliqué de leur faire vraiment apprendre des concepts intangibles. 

RFC : Quelles innovations pourrait apporter l’IA dans le monde du chiffre ? Est-il possible d’imaginer une IA à qui l’on pourrait demander de faire intégralement la comptabilité ? 

L. J. : Les intelligences artificielles ne remplaceront jamais les métiers dans leur intégralité. Elles vont effectivement apporter des solutions qui pourront paraître intelligentes, effectuer des tâches bien définies, mais il restera toujours une partie où l’humain devra intervenir pour finaliser le travail. 

Les intelligences artificielles sont des assistants très puissants, notamment sur des missions très spécialisées, et comme tout outil bien pensé, elles peuvent être meilleures que nous, mais elles ne peuvent remplacer un métier dans son intégralité, car il est toujours composé de multiples tâches, plus ou moins complexes, et de phases de vérification ou de réflexion qui nécessitent une intervention humaine. Il n’y a pas de remplacement de métiers, uniquement des remplacements de tâches. 

RFC : Quels sont les secteurs qui ont le plus subi de changements ? 

L. J. : L’homme est créatif et dispose d’une grande capacité d’adaptation, contrairement à l’IA qui n’en a aucune. Prenons l’exemple des DAB, ou distributeurs automatiques de billets, à la fin des années 1990. Leur déploiement laissait augurer une suppression des guichetiers. Or, ils n’ont pas disparu et leur métier a évolué. Au lieu de distribuer des billets, ils distribuent des conseils et se sont transformés en conseillers bancaires ou de patrimoine. Leur métier est plus valorisant, avec des missions à plus forte valeur ajoutée. L’humain a toujours su tirer parti des évolutions et sait s’adapter, contrairement à l’IA qui n’a aucune capacité d’adaptation. 

On pourrait citer une multitude d’exemples de diversification des tâches et de nouvelles façons d’organiser autrement les outils avec le progrès. Il en va de même avec l’intelligence artificielle. 

RFC : Quelle est la prochaine étape de l’IA ? 

L. J. : L’intelligence artificielle reste mathématique et continuera à évoluer même si l’on s’aperçoit qu’elle utilise beaucoup de ressources et est très énergivore dans un contexte où la planète est en surchauffe. L’impact du big data, de la data et du numérique en général devient plus important que celui de l’aviation ! L’intelligence artificielle y contribue, mais elle peut aussi aider à optimiser tout cela en pointant les abus de certains outils. 

Un jour, effectivement, il y aura d’autres types d’intelligences que celles fondées aujourd’hui uniquement sur les mathématiques. L’ordinateur quantique basé sur la physique en est à ses balbutiements, mais avec son développement, peut-être que l’IA pourra aller plus loin dans ses recherches sur le cerveau. Mais l’attente sera encore longue.

RFC : Dans votre dernier livre, « On va droit dans le mur ? », vous lancez un cri d’alerte sur l’avenir de la planète. Quel serait, selon vous, le projet de société à mener pour conjuguer la protection de la planète et la poursuite des avancées du numérique devenu très énergivore ?

L. J. : Le premier projet porterait sur l’éducation en inculquant à la population un esprit critique, en lui permettant de mieux comprendre l’information plutôt que de croire des fake news. Il faudrait ensuite prendre les bonnes décisions, collectivement, dans les domaines de l’énergie notammen, et de cesser d’implanter des data centers dans des zones arides nécessitant ensuite un refroidissement !

D’ailleurs, au lieu de continuer à multiplier et faire grossir les serveurs, il serait préférable de privilégier le small data – par opposition au big data – qui consiste à mieux sélectionner ou à réduire les quantités de données à analyser. Le risque serait peut-être de perdre 1 % de pertinence d’analyse. Mais ce ne serait pas grave… À force de vouloir atteindre la perfection dans tous les domaines, nous avons joué avec le feu.

Enfin, sur le plan individuel, il faudrait revenir au bon sens et cesser de consommer à outrance. La bonne nouvelle, c’est qu’avec le mur que l’homme a devant lui, il va devoir se remettre à inventer, à innover, à comprendre le monde qui l’entoure.

Bibliographie

Après la publication de son livre « L’intelligence artificielle n’existe pas », Luc Julia vient de publier un nouvel ouvrage intitulé « On va droit dans le mur ? », dans lequel il lance un cri d’alerte : l’IA et le progrès technologique doivent être mis au service de l’avenir de la planète ! Il n’est peut-être pas trop tard (d’où le point d’interrogation dans le titre) si l’outil technique, facteur de progrès, est pensé dans l’intérêt général. 

Edité chez First le 3 mars 2022.

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