Comment accompagner les clients dans la transition agricole ?

Responsable Innovations et Affaires internationales, Agridées
Expert-comptable, commissaire aux comptes, ancien président de la Commission Agricole du CSO

La pandémie de Covid-19, la puissance du changement climatique et l’instabilité géopolitique avec la guerre en Ukraine impactent tous les secteurs d’activité, et plus particulièrement l’agriculture. À ceux-ci s’ajoutent, en France et en Europe, des changements sociétaux significatifs, tant du côté des agriculteurs que des citoyens-consommateurs.

La France est un pays leader de l’Union européenne en matière agricole (premier producteur et troisième exportateur). À l’échelle nationale, l’agriculture et l’agroalimentaire constituent le 3e secteur excédentaire après l’aéronautique et la chimie. Cependant, le déclin tendanciel de la surface agricole utile, la baisse à long terme du nombre d’agriculteurs (50 % d’entre eux ne seront plus en âge d’exercer en 2030), l’affaiblissement des exportations (recul des positions sur les marchés internationaux, forte spécialisation des exportations) sont des signaux inquiétants concernant le poids économique de ces secteurs (et notamment les emplois) pour les années à venir.

Les enjeux environnementaux sont également importants pour l’activité agricole, au carrefour entre érosion et entretien de la biodiversité, entre gestion de la ressource en eau et concurrence entre usages, dégradation et entretien de la santé des sols, subissant et contribuant en même temps au changement climatique. Plus spécifiquement, les dérèglements climatiques impactent la phénologie des plantes cultivées (décalage des calendriers culturaux), plafonnent voire réduisent les rendements et les rendent plus irréguliers (en raison des événements extrêmes, des dégâts causés par des insectes ravageurs et des maladies dont les zones s’étendent), modifient la qualité des productions (teneur en sucre en particulier), affectent la santé et le bien-être des animaux d’élevage (températures et humidité extrêmes, nouvelles maladies). 

La production agricole n’a d’autre choix que de s’adapter, comme elle l’a toujours fait, aux conditions météorologiques, pour produire en quantité et en qualité satisfaisante et subvenir aux besoins des humains. Mais avec le changement climatique, les événements extrêmes sont de plus en plus fréquents et intenses, et l’adaptation doit donc accélérer et mieux les anticiper pour mieux s’en protéger.

L’objectif de neutralité carbone de 2050

En outre, l’agriculture, qui avec 20 % des émissions nationales de gaz à effet de serre, est en France le deuxième secteur le plus émetteur après les transports, doit prendre sa part pour atteindre l’objectif national et européen de neutralité carbone de 2050. Pour cela, elle possède un atout important : elle peut non seulement réduire ses émissions (constituées de 45 % de méthane, de 42 % de protoxyde d’azote et de 13 % de dioxyde de carbone), mais également stocker du carbone (émissions négatives). En effet, les sols agricoles, les forêts et les océans sont les seuls puits de carbone naturels dans le monde.

Pour améliorer l’empreinte carbone de l’agriculture et de l’agroalimentaire, il devient urgent de déployer les techniques et pratiques de l’agriculture de précision et bas carbone (permettant de générer des crédits carbone et/ou de décarboner les chaînes de valeur agroalimentaires). Pour être efficace, la transition vers l’agriculture de précision et bas carbone doit apporter un retour sur investissement suffisamment incitatif pour motiver le plus grand nombre d’agriculteurs : implantation de couverts végétaux, allongement des rotations et diversification des assolements, réduction du travail du sol en utilisant de nouveaux outils mécaniques, optimisation des pratiques de santé des plantes et des animaux en choisissant les espèces et les variétés les plus résistantes, en réduisant l’utilisation de la chimie de synthèse, en optimisant la fertilisation azotée, en adoptant des outils d’aide à la décision numériques et des solutions biosourcées (biocontrôle, biofertilisants, biostimulants).  Les outils sont connus, mais la transition vers ces nouveaux outils et ces nouvelles pratiques est aujourd’hui une véritable prise de risque pour les exploitants agricoles, qui doivent donc être accompagnés dans cette démarche. 

Les indicateurs d’agroécologie

Le carbone n’est pas le seul indicateur de mesure de l’impact environnemental de l’agriculture. Il doit être conjugué avec d’autres indicateurs tels que la qualité de l’eau, la santé des sols, la biodiversité ou encore la santé et le bien-être des animaux d’élevage. L’optimisation de l’ensemble de ces indicateurs est nommée par certains « agroécologie », par d’autres « agriculture régénératrice ». Quel que soit le mot choisi, il précise les contours de l’agriculture durable et se rapproche de l’agriculture de conservation des sols. De nombreux acteurs, dans le monde, en Europe comme en France, travaillent à l’objectiver avec des systèmes d’indicateurs et de leurs méthodes d’estimation et/ou de mesure. C’est un véritable changement de paradigme qui promet d’être impactant à condition de s’appuyer sur une base scientifique robuste afin d’être massifié. 

Des leviers d’innovation technologique et organisationnelle

Parmi les leviers d’innovation efficaces pour accompagner ces transitions, il existe non seulement les innovations technologiques (numériques, mécaniques ou génétiques en particulier), mais aussi des innovations organisationnelles. Les agriculteurs ont toute leur place dans les écosystèmes d’innovation que constituent les pôles de compétitivité et les pôles d’innovation, les groupes coopératifs, les établissements d’enseignement supérieur (grandes écoles et universités) ou autres hubs d’innovation, afin d’être eux-mêmes acteurs de cette innovation. Les outils qui émergent de ces écosystèmes sont choisis et non subis, réellement utiles et non simples gadgets, pertinents et accessibles (prix, connectivité, efficacité, formation…). N’oublions pas que les agriculteurs sont également expérimentateurs et ont l’habitude de tester de nouvelles pratiques et de nouveaux outils.

Réduire les dépendances  

Le cas particulier de la construction de filières non alimentaires à partir de la biomasse agricole est un exemple d’innovation organisationnelle qui joue un rôle crucial. La pandémie a révélé les dépendances économiques de l’Union européenne vis-à-vis du reste du monde. Au cœur de la bioéconomie (économie du vivant ou économie biosourcée), l’agriculture contribue à réduire certaines de ces dépendances, en particulier alimentaires et énergétiques. Par ailleurs, le positionnement des agriculteurs comme des maillons forts des chaînes de valeur alimentaires et non alimentaires est essentiel à la durabilité de leur entreprise, en diversifiant les marchés, et à la bonne santé économique des territoires.

Dans la bioéconomie, la biomasse (agricole et forestière notamment), par essence renouvelable, se substitue partiellement aux produits issus des énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz naturel) dans de nouvelles chaînes de valeur et dans le cadre de l’économie circulaire. Ainsi, l’agriculture possède le pouvoir de décarboner non seulement les filières agroalimentaires, mais également les secteurs de l’énergie (production d’énergies renouvelables), du bâtiment (matériaux de construction et d’isolation biosourcés) et même de la chimie (aujourd’hui essentiellement pétrosourcée, demain décarbonée avec la chimie du végétal en particulier). 

Aujourd’hui, plusieurs filières sont en train de se structurer en ce sens, permettant aux agriculteurs de sécuriser leurs marges en diversifiant leurs marchés et en contribuant à la réindustrialisation de certains territoires : alimentation (filières classiques ou innovantes en diversifiant leur offre de protéines végétales par exemple, contribuant ainsi à réduire notre dépendance envers ces produits), énergie (production de plantes destinées à être transformées en biocarburants liquides, implantation de méthaniseurs à la ferme, de panneaux photovoltaïques ou d’éoliennes), matériaux pour le bâtiment ou le textile (lin, chanvre, laine)…  

La nécessité d’accompagner les agriculteurs

S’engager dans ces transitions présente des risques pour les agriculteurs. Ceux-ci doivent être accompagnés pour bien gérer ces risques : montée en compétences (techniques, managériales), aide financière (identification des financements publics européens, nationaux et régionaux disponibles), éclairage pour choisir les investissements les plus pertinents selon le modèle d’affaire de l’entreprise agricole (montage d’un projet d’installation d’un méthaniseur, de panneaux photovoltaïques ou d’éoliennes, investissement dans un robot de traite, achat d’agroéquipements connectés…), aide au choix des partenaires (mandataires de crédits carbone, filières et industriels dont les cahiers des charges valorisent au mieux la qualité de la production de biomasse ainsi que les modes de production, énergéticiens….). Le rôle des experts-comptables
est crucial dans ces choix. Face à ces enjeux, leur rôle de conseil auprès des agriculteurs et des utilisateurs de l’information financière est fondamental.

Ce marché présente quelques caractéristiques spécifiques. Le nombre d’exploitations agricoles est en diminution constante, et ce, quelle que soit la volonté exprimée par les pouvoirs politiques ou syndicaux. La surface moyenne des exploitations ne fait que s’accroître. L’agriculture se concentre inexorablement, d’autant qu’elle doit aussi faire face au vieillissement de la population des agriculteurs.

Les caractéristiques du secteur

La taille des exploitations s’accroissant, les investissements en matériels et en foncier atteignent des montants très importants, d’où des réflexions à mener en amont afin de structurer l’organisation patrimoniale de celles-ci pour faciliter leur transmission et leur financement. Le développement du phénomène sociétaire dans l’agriculture est une des conséquences de cette évolution.

Le travail en interdisciplinarité constitue ainsi une approche nécessaire face aux besoins de conseils afin de structurer ces nouvelles activités et pratiques culturales, et accompagner le développement des clients.

Cette approche multicompétence implique de structurer l’offre des cabinets par le recrutement de collaborateurs spécialisés dans la mise en place de ces nouvelles productions ou pratiques. Les techniciens agricoles ou ingénieurs agronomes ont leur place à côté des profils traditionnels : pourquoi ne pas les associer au capital afin de les intéresser et de les fidéliser ?

La création de pôles de compétences dans les cabinets

Au sein du cabinet, il est indispensable de constituer un pôle de compétences, voire de créer une entité ad hoc pour répondre à ces besoins spécifiques et mieux communiquer sur les offres de services vis-à-vis de la clientèle agricole.

L’expert-comptable et ses collaborateurs demeurent des spécialistes de la mesure.Du fait de leur cursus de formation, ils maîtrisent le droit fiscal, le droit social, le droit des sociétés. Cependant, afin de répondre aux besoins des agriculteurs, une forme de spécialisation est inéluctable pour maîtriser les spécificités sectorielles et l’écosystème agricole.

Le développement de ces nouvelles cultures pour répondre aux besoins du marché, aux attentes sociétales, implique en général une phase d’investissement avant la phase d’exploitation.

Le savoir-faire de l’expert-comptable débute par une étude d’impact sur la rentabilité économique de l’exploitation et par l’établissement d’un budget prévisionnel.

Ce budget prévisionnel intégrera le chiffre d’affaires de ces nouvelles productions ou pratiques en parallèle des cultures maintenues, et en déterminera de la manière le plus précise possible les coûts affectés à ces nouvelles productions ou pratiques. 

Un préalable, la mise en place d’outils analytiques en parallèle de la comptabilité générale, est un passage obligé afin de suivre la rentabilité de chacun des ateliers de production.

Cet exercice de planification, de projection, reflétera la stratégie d’adaptation de l’exploitant aux attentes du marché. Il ne peut s’élaborer qu’après des échanges intenses avec le client et son conseiller agronomique.

Ce budget prévisionnel devra intégrer, autant que faire se peut, des hypothèses liées aux variables climatiques et de marché.  L’une des spécificités de l’agriculture réside naturellement dans les fortes variations de rendement liées au climat et de prix liées aux cours des marchés mondiaux.

L’établissement de ce prévisionnel, avec une vision à moyen terme, permettra d’estimer l’impact en matière de résultat sur l’exploitation agricole des changements envisagés, et de conforter ou d’infirmer le choix des exploitants. 

L’exercice est difficile quand on connaît la volatilité des cours, des rendements, et l’évolution erratique des prix des intrants, le tout dans une économie où l’inflation est de retour. La rentabilité peut être remise en question par des évolutions du marché : le développement de l’agriculture biologique en est un exemple avec le renversement conjoncturel des tendances du marché en raison de l’inflation qui rogne le pouvoir d’achat des consommateurs.

Ce plan d’affaires est indispensable, il permettra d’appuyer les demandes de financement auprès des banques dans un contexte actuel de durcissement des conditions d’octroi de crédit.

Tenir compte des critères de RSE

Il est utile de rappeler que les banques prennent en compte ces critères environnementaux dans leur décision d’accompagnement de l’économie verte.

Notre relation de proximité se doit d’intégrer une fonction d’alerte, en particulier sur les risques de surendettement et de fragilisation de la structure financière liés à des investissements trop conséquents.

Face à cette volatilité des cours et à la variabilité des revenus qui en découle, l’agriculteur pourra aussi diversifier ses sources de revenus en s’engageant seul ou avec d’autres dans les énergies nouvelles (production de gaz – production d’électricité photovoltaïque – éolien).Ces activités seront souvent à développer dans des structures sociétaires spécifiques compte tenu des contraintes fiscales ou juridiques, qui devront être expliquées aux clients.

Ainsi, dans les faits, nous voyons émerger de véritables petits groupes de sociétés afin de répondre à ces besoins. Constitution d’une société holding détenant des participations dans des sociétés d’exploitation agricole, des sociétés détenant du foncier aux côtés d’investisseurs, des sociétés de prestations de travaux agricoles, des sociétés détenant des méthaniseurs…

Après la séquence de l’investissement-
financement et de la mise en place, vient le temps de la mesure des résultats. L’organisation de la comptabilité doit permettre de ventiler les charges entre les diverses productions de l’exploitation, de dégager les marges et les coûts de la structure. Il faudra procéder à une analyse de ces résultats et des écarts, et si possible avoir des éléments de comparaison sur les coûts de production afin d’accroître la pertinence de nos remarques.

L’accompagnement de l’industrie agroalimentaire 

L’agriculture contribue significativement à l’émission des gaz à effet de serre, consomme de l’eau, utilise des produits phytosanitaires, des engrais. Face aux attentes des citoyens relayées par les pouvoirs publics, il faut s’attendre à ce que progressivement des informations complémentaires soient demandées aux exploitants agricoles ; leur mode de communication sera à déterminer : devront-elles être annexées aux comptes annuels ou communiquées extra-comptablement ? Devront-elles être attestées ?

Les clients des agriculteurs que sont les grands groupes industriels de l’agro-
alimentaire devront bientôt appliquer une réglementation CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) issue de la transposition d’une directive européenne. Par ruissellement, ils demanderont des informations à leurs fournisseurs agriculteurs, éleveurs, sur leurs engagements environnementaux afin de pouvoir satisfaire leurs propres obligations d’information.

L’industrie agroalimentaire est actuellement prête à accompagner la mise en place d’une agriculture plus résiliente, soucieuse de l’environnement, de la biodiversité, de la qualité des sols et de verser des prix plus rémunérateurs.

L’exemple de la Champagne peut être cité avec le développement de la viticulture certifiée haute valeur environnementale (HVE) ou viticulture durable en Champagne (VDC) et l’engagement pris par le négoce champenois de verser des primes compensant les surcoûts culturaux engagés et les pertes de rendement.

Les experts-comptables seront présents afin d’accompagner leurs clients agriculteurs pour mesurer les conséquences économiques de cette transition écologique et améliorer l’information des parties prenantes sur le respect des engagements.

Cette amélioration des sols et des pratiques culturales aura-t-elle à terme une incidence sur l’évaluation du foncier agricole ? 

Approfondissez la question sur