La réforme de la comptabilité des communes et de leurs groupements

Maître de conférences à l’université de Lorraine, détaché en qualité de magistrat financier à la chambre régionale des comptes Grand Est

Dans le cadre de l’expérimentation de la certification des comptes locaux, la Cour des comptes, dans son bilan intermédiaire 1, constate qu’il reste « un long chemin à parcourir avant de disposer de comptes réguliers, sincères et donnant une image fidèle de la situation financière des collectivités ». Ce chantier concerne tant l’organisation de leur chaîne comptable que les règles de comptabilité qu’elles appliquent.

Les règles comptables pourraient connaître un changement de grande ampleur après la publication du recueil des normes applicables aux entités publiques locales du Conseil national de normalisation des comptes publics (CNoCP – voir article dans ce numéro rédigé par Michel Prada et Marie-Pierre Calmel). 

En nous intéressant plus spécifiquement à la comptabilité des communes et de leurs groupements, nous montrons les enjeux de la réforme comptable en cours, mais aussi la difficulté à respecter l’impératif d’image fidèle dans un contexte législatif et réglementaire marqué par la comptabilité budgétaire. 

Une comptabilité financière dominée par les règles budgétaires

À la suite du décret du 29 décembre 1962 2, l’histoire de la comptabilité publique se lie avec celle de la comptabilité budgétaire : dans un même texte est prévue une comptabilité à la fois budgétaire, générale et analytique. Aux termes de l’article 49 du décret, cette comptabilité doit permettre de connaître et de contrôler les opérations budgétaires, connaître la situation du patrimoine, calculer les prix de revient des services, déterminer les résultats annuels et s’intégrer à la comptabilité nationale. 

De cet inventaire d’objectifs, retenons, principalement, que le décret a confié au même système comptable, d’une part, un contrôle de l’exécution budgétaire et, d’autre part, une information sur la situation financière et patrimoniale des organismes publics. 

Cette imbrication de la comptabilité budgétaire et financière n’est pas une spécificité publique puisqu’elle existe, pour les entités privées, entre le système comptable et fiscal : le résultat net comptable et le résultat fiscal, à l’exception de quelques divergences 3, sont identiques et pour qu’une charge soit déductible, elle doit être comptabilisée. Ici, toutefois, le monisme pratiqué par les organismes publics ne supporte aucune divergence « budgetéro-comptable », et le résultat comptable est strictement équivalent au résultat de l’exécution budgétaire.

C’est dans un cadre contraint par les règles d’élaboration des budgets définies par la loi et des décrets, que depuis 1996, et après plusieurs refontes successives, l’instruction budgétaire et comptable M14, publiée par voie d’arrêté, fixe la comptabilité des communes et de leur groupement. Elle tente de prescrire les règles comptables devant permettre de donner « une image fidèle du résultat de la gestion, du patrimoine et de la situation financière des administrations publiques », ainsi que le prévoit l’article 47-2 de la Constitution. 

Un renouveau comptable sous l’impulsion du CNoCP

À partir de 2009, le CNoCP a élaboré les normes comptables de l’État et des établissements publics au sein de recueils. Ces derniers ont été publiés par des arrêtés, et ce, depuis 2012.

Le CNoCP a également adopté un corpus de normes applicables au secteur public local. Ce recueil comprend 22 normes traitant des principaux sujets comptables (états financiers, charges, produits, etc.). Il fixe des définitions, des principes de comptabilisation, sans traiter du plan de comptes et de leur fonctionnement. Ce rôle est dévolu à une instruction comptable élaborée par la Direction générale des collectivités locales et la Direction générale des finances publiques. Le recueil n’aborde pas non plus le volet budgétaire de la comptabilité qui n’entre pas dans le champ de compétence du CNoCP. 

Sans entrer dans le détail de chacune des normes, notons que les définitions de leurs concepts semblent souvent s’inspirer de celles du PCG et des référentiels internationaux comptables s’appliquant au secteur public ou privé, tout en évitant l’écueil d’une trop grande complexité qui rendrait le recueil inapplicable par les plus petites collectivités. Il rompt avec la tradition d’une comptabilité publique française fondée sur des règles pour lui préférer des principes, en laissant le soin à l’instruction de définir les dispositions pratiques de mise en application sous la forme d’un plan de comptes et d’un schéma d’écritures. En cela, cette approche permet de disposer de normes comptables présentant un haut niveau de cohérence et d’un guide pratique de mise en application à destination des préparateurs des comptes. 

C’est ainsi qu’en parallèle du recueil a été élaborée une nouvelle instruction comptable M57 ayant vocation à s’appliquer à toutes les collectivités locales au 1er janvier 2024 4. Seule cette instruction est conforme au recueil élaboré par le CNoCP.

Avec ces nouvelles normes, le spécialiste de la comptabilité privée n’aura que peu de difficultés à assimiler les quelques exceptions de la comptabilité publique locale, et les collectivités disposent d’un cadre intégrant les principales évolutions intervenues depuis 40 ans dans la comptabilité privée. 

Si cette architecture devrait permettre un renouveau de la comptabilité publique locale, elle présente, pour l’instant, des fragilités en matière de hiérarchie des normes. En effet, contrairement aux deux autres recueils cités, celui relatif aux entités publiques locales n’a pas encore été pas adopté par voie réglementaire, à la différence de l’instruction. Cette dernière résume certes les normes du CNoCP, toutefois, certaines dispositions semblent légèrement s’en écarter 5. 

Enfin, puisque le CNoCP n’a pas de compétence en matière budgétaire, les divergences entre les comptabilités budgétaire et comptable ne sont pas réglées par ses travaux, alors qu’elles peuvent dénaturer l’image fidèle des comptes des collectivités.   

Image fidèle et comptabilité des communes

Déjà présent dans l’instruction M14, le concept d’image fidèle a été introduit dans la Constitution à l’occasion de la réforme de 2008. Son article 47-2 prévoit que les comptes des administrations publiques « donnent une image fidèle du résultat de leur gestion, de leur patrimoine et de leur situation financière ». 

L’imbrication de l’exécution budgétaire et de la comptabilité générale relativise toutefois la portée du concept.

En effet, les règles budgétaires sont fixées par la loi sans être liées au concept d’image fidèle, dont l’application est limitée aux seuls comptes (bilan, compte de résultat et annexe) et donc à la comptabilité générale. Du fait du caractère moniste de la comptabilité, la décision budgétaire est un préalable à l’inscription comptable et certaines dispositions légales ou réglementaires en matière budgétaire ont des conséquences en matière comptable et potentiellement sur l’image fidèle.

À titre d’illustration, nous étudions le cas des amortissements des immobilisations et l’application aux collectivités locales de la notion d’entité comptable. 

Amortissement des immobilisations

La norme 6 du CNoCP relative aux immobilisations corporelles prévoit, à l’instar du plan comptable général, qu’une « immobilisation corporelle est amortissable lorsque sa durée d’utilisation est limitée ». Ici, les dispositions budgétaires en matière de dépenses obligatoires diffèrent de la norme comptable. En effet, l’article R. 2321-1 du CGCT limite l’obligation d’amortissement à certaines catégories d’immobilisations 6 ne comprenant pas la plupart des immeubles du patrimoine des communes, par exemple, les équipements scolaires, culturels, sportifs, qui pourtant ont généralement une durée d’utilisation limitée. Les collectivités territoriales adoptant l’instruction M57 restent néanmoins soumises à ces dispositions spécifiques en matière de dépenses obligatoires 7 et à cette limitation du périmètre des immobilisations amortissables 8.

En conséquence, le patrimoine et le résultat des communes et de leurs groupements en sont significativement affectés, puisque l’usure des immobilisations définies comme non amortissables en application du CGCT n’est inscrite ni au bilan (majorant ainsi la valeur de l’actif net) ni au compte de résultat (majorant le résultat net comptable).

Quelle est l’entité comptable pertinente ? 

Représenter une entreprise ou une collectivité en comptabilité nécessite de lui fixer des frontières. Le juriste définira celles de l’entreprise à l’aune du droit des sociétés, l’économiste lui préféra la firme et probablement les contours d’un groupe de sociétés. 

La comptabilité publique locale ne peut pas échapper à la définition des contours d’une frontière. Or, ici aussi, les dispositions budgétaires viennent contrarier les principes comptables. 

En effet, une collectivité doit ouvrir des budgets annexes pour certaines de ses activités (par exemple, la distribution de l’eau, la gestion d’un réseau de transport, l’aménagement de zones d’activité, l’exploitation d’un parc de stationnement, etc.). Ces budgets peuvent être créés en application de la loi, pour s’assurer notamment que les activités commerciales et industrielles sont financées uniquement par des ressources qui leur sont propres ou par des dispositions réglementaires, voire des pratiques de gestion, dans le but d’isoler, parfois à des fins fiscales, certaines opérations. 

Pour chaque budget annexe, un jeu de comptes (bilan, compte de résultat, annexe) sera établi. En 2016, en moyenne, les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre 9 disposaient de quatre budgets annexes , mais il n’est pas rare d’observer des collectivités disposant de plus d’une dizaine de budgets annexes 10. Ainsi, pour représenter comptablement une collectivité, il convient de prendre en considération les états financiers de tous ses budgets, d’autant que le poids des budgets annexes n’est pas anecdotique pour certaines collectivités. Par exemple, dans les EPCI de plus de 100 000 habitants, le montant des dépenses de fonctionnement porté par le budget principal est quasi identique à celui porté par les budgets annexes 11. Cet empilement des comptes rend peu lisible l’information financière, même si quelques indicateurs consolidés sont contenus dans l’annexe des comptes du budget principal. La norme 1 du CNoCP relative aux états financiers prévoit une méthode comptable préférentielle agrégeant les comptes des services ou activités sans personnalité juridique. Toutefois, en l’état actuel de la réglementation et des pratiques, les communes et leurs groupements n’établissent pas de comptes consolidés comme le font les groupes de sociétés 12.

Dès lors, la représentation comptable d’une collectivité locale n’est pas en adéquation avec sa frontière tant juridique qu’économique ; elle répond uniquement à une définition budgétaire. Le morcellement dans plusieurs jeux de comptes de l’information comptable nuit évidemment à son exploitation et à la représentation fidèle du patrimoine et des résultats d’une collectivité. 

En conclusion, à la suite des normes édictées par le CNoCP, la comptabilité publique locale dispose à présent d’un cadre cohérent. 

Si grâce à la comptabilité budgétaire et à sa règle d’équilibre, la situation financière des collectivités locales est globalement saine 13, la comptabilité publique locale doit à présent parvenir à conjuguer les dispositions budgétaires du CGCT avec le concept d’image fidèle des comptes exigé par la Constitution.

Confrontée au même questionnement s’agissant de ses liens avec la fiscalité, la comptabilité privée a introduit, pour les plus grandes entreprises, les comptes consolidés. Ces derniers sont retraités de toutes les opérations de nature fiscale et permettent une représentation d’un groupe correspondant à sa définition économique. 

N’est-ce pas là l’une des solutions pouvant s’offrir à la comptabilité publique locale ? Des comptes consolidés regroupant toutes les activités contrôlées par une même collectivité sur la base d’un référentiel comptable expurgé des spécificités budgétaires.   

 

1. Cour des comptes (2019), Bilan intermédiaire de l’expérimentation de la certification des comptes locaux. L’expérimentation porte sur un échantillon de 25 collectivités volontaires et durera jusqu’en 2023. 

 


 

2. Décret n° 62-1587 du 29 décembre 1962 portant règlement général sur la comptabilité publique (abrogé en 2012).

 


 

3. L’état 2058A permet en une page de déterminer le résultat fiscal à partir du bénéfice comptable. 

 


 

4. Elle est actuellement d’application obligatoire aux collectivités territoriales de Guyane et de Martinique, à la collectivité de Corse, à la ville de Paris, à la Collectivité européenne d’Alsace et aux métropoles. Elle est également applicable, par convention avec la Cour des comptes, aux collectivités territoriales expérimentatrices de la certification des comptes publics locaux (art. 110 de la loi NOTRe) ou avec l’État, aux collectivités territoriales expérimentatrices du compte financier unique (art. 242 de la loi de finances pour 2019) et, sur option, l’article 175 de la loi 3DS a d’ailleurs élargi le champ des collectivités pouvant opter. 

 


 

5. À titre d’illustration, la norme 5 relative aux immobilisations incorporelles permet l’inclusion des coûts d’emprunt directement attribuables dans le coût d’un actif éligible (immobilisations ou stocks). Cette disposition est retranscrite dans l’instruction. Cependant, tandis que la norme du CNoCP précise que les coûts d’emprunt « comprennent les frais d’émission d’emprunt (commissions et frais divers dus aux intermédiaires financiers), les primes d’émission et les intérêts relatifs à cet emprunt », c’est-à-dire à la fois des autres charges externes et des charges financières, l’instruction les limite aux seules charges financières (instruction M57, note de bas page 39, p. 73).

 


 

6. Les biens meubles autres que les collections et œuvres d’art ; les biens immeubles productifs de revenus ; les immobilisations incorporelles autres que les frais d’études et d’insertion suivis de réalisation.

 


 

7. Article 106 III de la loi n° 2015-991 du 7 août 2015 (NOTRe).

 


 

8. Instruction M57, p.66.

 


 

9. Principalement les métropoles, communautés urbaines, communautés d’agglomération et les communautés de communes.

 


 

10. X. Niel (2017), « Le poids des budgets annexes et des syndicats dans les finances des collectivités locales », Bulletin d’information statistique de la DGCL, n° 120.

 


 

11. Ibid. 

 


 

12. Certaines initiatives (voir par exemple le rapport de l’Observatoire des finances et de la gestion publique locales) permettent, certes, de disposer d’une approche consolidée des comptes, mais uniquementà des fins statistiques et sans que ces comptes soient préparés et adoptés par les collectivités concernées.

 


 

13. À titre d’illustration, le rapport 2022 sur les finances publiques locales de la Cour des comptes montre que les recettes de fonctionnement sont supérieures aux dépenses, et que le bloc communal maîtrise son endettement et dispose d’une trésorerie moyenne représentant une année d’investissement (Cour des comptes [2022], Rapport sur les finances publiques locales, fascicule 1).

 

 

 

 

 

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